Une nouvelle pensée culturelle de l’écologie
S’il n’a pas encore une vision pour la culture, et pas davantage de programme, Éric Piolle commence à dessiner une politique culturelle en creux, faite de symboles et de communication. Le local doit primer sur le national ; il faut rééquilibrer la politique culturelle et réduire la gourmandise des plus gros établissements. La culture peut avoir, elle aussi, ses « circuits courts ». Dans le langage des Verts grenoblois, il s’agit de tout miser sur les quartiers et sur l’ « outreach » – mot clé des politiques culturelles américaines qui signifie « tendre le bras vers » les publics défavorisés.
Telle est bien la rupture Piolle à Grenoble : casser le modèle des politiques culturelles pour innover ; expérimenter pour ne plus reproduire les erreurs du passé. Il s’agit aussi d’une rupture majeure avec les socialistes, qui se sont embourgeoisés et ont oublié les publics les plus défavorisés. Il faut mettre fin à « l’État providence culturel ». Piolle veut aussi en finir avec l’obsession socialiste de la culture comme outil d’attractivité économique et touristique.
Le conseiller spécial du maire, Enzo Lesourt, comme la nouvelle adjointe « aux cultures », Lucille Lheureux, insistent d’ailleurs de concert, lorsque je les interroge, sur l’échec de la démocratisation culturelle. A croire que tout le monde a lu La Distinction et Les Héritiers de Pierre Bourdieu à Grenoble ! Pour sortir de l’impasse d’une politique publique faite de reproduction sociale, de distinction de classe et d’échec de la participation culturelle, et pour éviter l’impuissance politique, il fallait donc rebattre les cartes et oser le changement. Cela explique la priorité accordée par la nouvelle équipe municipale à l’Éducation artistique et culturelle, la fameuse « EAC » – même s’ils oublient de rappeler que celle-ci a été mise en œuvre par Jack Lang et repensée, depuis, par Aurélie Filippetti ou Roselyne Bachelot…
« Je vois chez Éric Piolle une intention, une tentative, d’énoncer une nouvelle doctrine et, en même temps, une difficulté à lui donner corps », résume parfaitement le chercheur grenoblois Vincent Guillon.
C’est que refonder une politique culturelle n’a rien de facile, ni de bien nouveau. De Malraux à Roselyne Bachelot tous les ministres s’y sont attelés – souvent sans trop de résultats. On ne compte plus les rapports et les livres sur le sujet, à gauche (de Jean-Denis Bredin à Jack Ralite, en passant par Bourdieu et Passeron) comme à droite (de Jacques Rigaud à Marc Fumaroli, en passant par Alain Finkielkraut ou Michel Schneider). Les Verts les ont-ils lus ? Cela ne semble guère le cas tant ils annoncent vouloir faire « table rase » du passé sans citer quelques-unes des milliers d’études déjà publiées sur le sujet. Surtout, hardis et passablement naïfs, ils sous-estiment les difficultés de l’entreprise et ses effets pervers sur lesquelles se sont cassés les dents à peu près tous les gouvernements depuis plus de trente ans.
Si pour les écologistes grenoblois, le « référentiel Malraux-Lang est dépassé », comme ils le répètent sans cesse, encore faut-il savoir de quoi ils parlent et ce qu’ils entendent mettre à la place ? Comme l’indique Michel Guerrin, rédacteur en chef « culture » du journal Le Monde : remettre à plat les politiques culturelles n’est pas simple. Sur le papier, cela a l’air simple ; en réalité, tout étant très imbriqué, c’est beaucoup plus complexe. « A budget croissant, c’est difficile ; à budget en baisse, c’est impossible ».
Ainsi les Verts prétendent enfourcher des sujets neufs qui sont enfin très anciens et proposent de révolutionner une politique culturelle à partir de vieilles lunes et de questions cent fois débattues. Le repli régionaliste en est un ; le populisme un autre. L’équipe d’Éric Piolle a d’abord péché par amateurisme et arrogance. Faute d’avoir travaillé, lu et consulté, ils se proposent de réinventer le fil à couper le beurre de la politique culturelle
Malraux reviens, ils sont devenus fous !
Après l’affaire des Musiciens du Louvre, Éric Piolle continue à détricoter ce qui a été construit par ses prédécesseurs à la mairie de Grenoble. Au printemps 2016, il coupe brutalement – et en cours d’exercice – une (petite) partie de la subvention de la Maison de la Culture de la ville, la célèbre MC2. La coupe claire financière est en réalité fort marginale (110 000 euros sur un total de douze millions de budget global, « soit 2,94?% de la subvention de la ville », insistent les conseillers de Piolle). La MC2 a « largement les moyens de digérer cette baisse » (comme le reconnaît-on jusque dans l’opposition socialiste). Mais c’est un symbole. Et pour le directeur du lieu, Jean-Paul Angot, un casus belli.
Lorsque je rencontre Angot à Grenoble, l’ancien directeur de la MC2, je constate vite qu’il n’a pas enterré la hache de guerre. L’homme est coriace, sanguin, apache – il a été critiqué par ses salariés pour son management, par la Ville pour sa gestion et par Libération pour être une figure « controversée ». Mais ce vieux routier de la décentralisation culturelle est actif au sein du puissant Syndeac, le Syndicat national des Entreprises artistiques et culturelles, dont il a été le vice-président, et qu’il met en branle dès la première amputation de sa subvention. Moins pour l’homme que pour la cause, le milieu du théâtre se dresse comme un menhir contre l’usurpateur Éric Piolle. Qu’une telle bronca n’ait pas été anticipée par les écologistes fleure l’incompétence. Hier modèle de la décentralisation culturelle, Grenoble devient le symbole de la municipalisation culturelle.
« Ce sont des libéraux déguisés en Verts, des gens qui sont dans l’incantation et la caporalisation », tonne Angot. À la retraite, et ayant du temps pour envoyer des fléchettes sur ses effigies vertes favorites, il insiste, comme la plupart des acteurs culturels de la ville, sur la centralisation, la bureaucratisation et la municipalisation voulues par l’équipe Piolle. Au vrai, il y a ici quelque chose d’un peu pathétique : voir renier l’héritage de Malraux et Lang, dont toute la politique consistait à faire en sorte que la culture échappe au « municipal », pour que à la place la gestion municipale reprenne l’art en main à Grenoble.
Surtout qu’un effet collatéral d’une mesure mal évaluée apparaît rapidement : la baisse de subvention décrétée par la ville incite immédiatement l’État, la région et le Département à lui emboîter le pas : ils baissent eux aussi leurs propres subventions. De fait, la programmation doit être réduite, ce qui ajoute à la baisse des subventions celle de la billetterie ; l’engrenage se traduit peu à peu par une baisse de budget autrement plus significative, évaluée par la direction de la MC2 à environ 300 000 euros par an. Ainsi, pour faire quelques dizaines de milliers d’euros d’économie, la Ville se prive de financements des autres collectivités et de la billetterie. En langage militaire on parle de : « friendly fire ».
Peu informé du dossier, dilettante même, Piolle a mal anticipé les conséquences. Il ne sait pas que toute la décentralisation culturelle est construite sur des financements croisés ville/agglo/département/région/État. En faisant sécession par rapport à ce modèle, en se désolidarisant unilatéralement des autres collectivités, sans négociation avec elles, on s’expose à des réactions en chaîne. « Pour avoir voulu jouer avec les financements croisés, Éric Piolle obtient en retour des sanctions croisées ! C’est toute l’ambivalence de ce système de solidarité financière entre collectivités qui a longtemps été considéré pour sa seule vertu, mais qui peut aussi constituer une vraie contrainte au changement : tout le monde se tient ! », commente Vincent Guillon de l’Observatoire des politiques culturelles.
Bientôt, l’accélération du rattachement de la MC2 à la Métropole, et non plus à la Ville, se précise : une perte d’autant plus dramatique pour le nouveau maire qui doit continuer à apporter une contribution en ayant plus trop son mot à dire ! (La jeune métropole de 49 communes, baptisée Grenoble-Alpes-Métropole, vient d’être perdue par les Verts au profit du socialiste Christophe Ferrari, en guerre ouverte avec l’équipe de Piolle, et désormais en charge directe de la MC2).
Il y a plus. A l’équilibre financier perdu s’ajoute un déséquilibre artistique structurel. Inaugurée en mai 1968 par André Malraux à l’occasion des Jeux olympiques de Grenoble, la maison de la Culture a été requalifiée en établissement pluridisciplinaire en 2004 sous son nom actuel de MC2 (en hommage à Einstein). Mais entre temps, ce gros paquebot grenoblois est devenu une institution à quatre têtes : une scène nationale, un centre chorégraphique national, un centre dramatique national et les Musiciens du Louvre ! La cohérence du projet tenait à ces différents pôles de création incluant le théâtre, la danse et la musique.
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https://www.liberation.fr/theatre/2021/01/11/arnaud-meunier-passion-pilote_1810881/
https://www.grenoble.fr/1336-grenoble-capitale-verte-europeenne-2022.htm
https://jean-jaures.org/nos-productions/les-lecons-du-laboratoire-grenoblois
https://www.la-belle-electrique.com/fr/la-belle-electrique
Revivez les meilleurs moments de la 3e édition de la Fête des Tuiles
Concert d'une chorale dans le centre ville de Grenoble lors de la première édition de la "Fête des Tuiles" 6 juin 2015.•
Ne me parle pas de Grenoble
Fernand Raynaud
Mercredi 17 Mars 2021
Biographie de Frédéric MartelÉcrivain, chercheur et journaliste, Frédéric Martel est l’auteur d'une dizaine de livres dont De la Culture en Amérique (Gallimard, 2006), Mainstream (Flammarion, 2010), Smart, Enquête sur les internets (Stock, 2014) et Sodoma (Robert Laffont, 2019). Ces livres ont été traduits dans une vingtaine de pays. Frédéric Martel anime chaque dimanche, de 19h à 20h30 sur France Culture, "Soft Power", un magazine dédié aux industries créatives, aux médias et à Internet. Il est également grand reporter à Slate et chercheur à l'université des arts ZHdK à Zurich. |
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