Quel avenir pour le bureau ?
Tout le monde et chacun sait à quoi sert un bureau. Ou l’imagine. Un bureau est un lieu où l’on travaille ; plus précisément où l’on fait un travail de bureau. Mais qu’est ce qu’un travail de bureau ? Qu’est-ce qui unifie les différentes activités qui peuvent se dérouler dans un bureau ou autour de lui, et les différentie d’autres formes de travail ? Un bureau peut servir à un travail personnel et solitaire, à communiquer à distance en utilisant divers moyens techniques, à recevoir des personnes, à tenir une réunion, à un travail collectif. Dans sa forme traditionnelle, il arrive souvent qu’il serve aussi de vestiaire, de bibliothèque, de salle de documentation, voire d’archives ou encore de salon.
Dans une entreprise, le bureau sert aussi, par son aménagement ou son emplacement, à indiquer et signifier la place de chacun dans l’organisation. Et bien entendu les usages du bureau changent d’un métier à l’autre, d’une fonction à l’autre, d’une personne à l’autre. On ne peut réfléchir utilement à l’avenir du bureau sans prendre en considération ce caractère protéiforme.
1 - Un brin d’histoire
Comme pour beaucoup d’autres choses, une bonne façon de comprendre ce qui fait aujourd’hui question dans le bureau et les enjeux qui se dessinent pour demain, est d’accepter un petit détour par l’histoire. Celle des bureaux est tout à fait instructive.
Sans doute faudrait-il remonter assez loin si l’on voulait chercher des origines : la Bureaucratie Céleste et sa Cité Interdite ou les “Offici ” des Médicis florentins, marchands, banquiers et chefs d’Etat, par exemple et parmi bien d’autres. Pour ce qui nous intéresse ici, on se contentera des premiers immeubles construits systématiquement pour abriter des activités tertiaires, durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle. On en trouve deux grands types à peu près contemporaines. D’une part, il y a les sièges des grandes affaires : banques, journaux, etc. En France, quelques uns des plus grandioses bâtiments tertiaires : anciens sièges parisiens du Crédit Lyonnais, de la B.N.P. ou de la Société Générale, mais aussi, avant qu’ils ne soient un à un détruits, journaux de provinces, ou encore, parfois, mairies. Comme les “Châteaux de l’industrie ”
A la même époque, ils doivent manifester la richesse et la puissance de leurs propriétaires. Ils dérivent d’ailleurs, et cela doit se voir, du palais : composition en symétrie, halls majestueux, escaliers triomphaux, bureaux de maîtres au premier étage et dans l’axe, puis dépendances se dégradant au fur et à mesure qu’elles s’éloignent du centre, etc. On y trouve donc largement manifestées les marques de statut qui permettent à chacun de se situer et de situer les autres dans la hiérarchie des fonctions et des honneurs. A côté, ou plutôt de l’autre côté de l’Atlantique, notamment à Chicago, émerge un autre modèle, l’immeuble de bureau. On s’y efforce de concevoir des structures constructives qui facilitent un découpage en locaux de tailles très diverses, susceptibles de changer dans le temps lorsque changent les occupants. Ce sont aussi, pour des raisons de coût foncier comme de prestige, les premiers gratte-ciel. Pour une bonne part ils sont locatifs.
Pas de préoccupation de conditions de travail ou de production. Les bureaux en façade, mieux éclairés, sont loués plus cher. Ceux qui sont en second jour ou aveugles sont plus abordables. Les contraintes architecturales majeures sont alors de pouvoir disposer d’un maximum de bureaux bien éclairés et d’accroître la malléabilité des surfaces. L’Ecole de Chicago sera ainsi conduite à des innovations architecturales majeures. Dans ces deux types d’immeubles, la plupart des bureaux sont individuels, conçus comme des chambres dans un hôtel (hôtel particulier ou hôtel de voyageurs).
Le travail est principalement individuel. Ce sont souvent des personnes qui auparavant auraient travaillé chez elles (soit pour quelqu’un soit de façon autonome) qui les occupent. Un troisième modèle apparaîtra un peu plus tard, le pool, directement dérivé de l’atelier taylorien. Le grand hall du Larkin Building de F.L. Wright, bien qu’au départ il n’ait pas été destiné à cet usage par son concepteur, en est un exemple célèbre. Il permet très aisément de comprendre que le pool n’est pas un type d’immeuble, comme le palais d’affaire ou le gratte ciel, mais une façon d’organiser un espace intérieur, en fonction d’un certain type de travail et surtout d’organisation du travail : ici un contrôle étroit de “ cols blancs ” ayant une très faible autonomie dans leur travail fortement répétitif. Il y aura bien d’autres modèles, correspondant à d’autres façons d’organiser le travail, comme la salle de presse ou le poste de police, souvent utilisés par les séries T.V. américaines, qui accroissent, parfois jusqu’à la saturation, les interactions entre les personnes. La forme et la fonctionnalité de ces dernières, le plus souvent sauvages jusqu’aux années cinquante, vont devenir raisonnées dans le “bureau paysager ” (Bürolandschaft) inventé en Allemagne à la bascule des années 50 et 60 par des universitaires et des consultants (dont des architectes) réunis dans le Quick-Borner Team.
Il s’agit alors, explicitement, de favoriser les communications en supprimant les cloisons qui séparent les personnes et d’éviter les stocks inutiles de papiers et documents. Le bureau n’est plus une reprise de celui de la maison de maître ou un démarquage de l’atelier. Il est pensé en terme d’organisation spécifique, ayant ses exigences propres. Une forte attention est apportée aux conditions environnementales du travail, à la fois pour favoriser les fonctionnalités recherchées et pour que le personnel soit dans un environnement agréable (plantes vertes formant paysage, par exemple). C’est probablement la première forme d’organisation spatiale du bureau qui n’emprunte pas son modèle à d’autres activités ou d’autres situations. On notera que c’est aussi le moment où le tertiaire acquiert sa place comme forme de production à part entière : les espaces tertiaires sont alors perçus comme des lieux de travail parmi d’autres et pas seulement comme les lieux des directions d’entreprises avec quelques annexes subalternes. De même, le bureau paysager est la première organisation de bureau qui soit théorisée (elle est le résultat d’une “ recherche ” et non un processus social “spontané ”) le premier principe d’ajustement des espaces de bureau aux exigences de l’organisation sur lequel on écrive, dont on attend explicitement des effets mesurables. Le tertiaire parvenu à maturité et prenant une place croissante, son organisation spatiale devient un enjeu.
Ce bref survol met en valeur la confrontation de deux aspects complémentaires, parfois concurrents. L’un d’eux est centré sur le travail, l’économie, la fonctionnalité. Les valeurs de ses paramètres évoluent, mais ils demeurent présents pour tout un ensemble de bâtiments tertiaires.
Il s’agit d’organiser le travail et de permettre une production. L’autre, lié aux positions de pouvoir longtemps associées au travail de bureau, de tradition étatique ou bureaucratique, fonctionne plutôt dans le signe, que celui- ci serve à manifester l’institution ou la personne dans l’institution. Bien sûr, il faut encore introduire le troisième grand facteur, le coût. Il peut apparaître a priori comme un facteur extérieur à l’entreprise, déterminé par le marché immobilier, et auquel elle ne peut que se soumettre. En fait, les entreprise ont différents moyens d’agir sur le coût, et s’il intervient, c’est d’abord en relation avec les deux dimensions que nous venons d’évoquer. Il y a certes eu une recherche d’économie, que ce soit dans les grandes organisations ou de la part des loueurs pour les premières formes de “tertiaire de masse ” : le gratte-ciel, par exemple, – comme sa variante européenne, la “tour ” a sans aucun doute quelque relation avec les coûts fonciers. A l’inverse, nombre de bâtiments tertiaires, notamment les sièges d’entreprises assument aussi une dimension ostentatoire pour les directions, en particulier dans le tertiaire “ politique ” (banques, presse, ministères, etc.) : cela ne va pas sans un accroissement des coûts, qu’ils soient liés au site, à l’architecture ou à l’aménagement. Dans un cas comme dans l’autre, on peut d’ailleurs noter que la situation urbaine est déterminante.
Les lieux les plus recherchés sont généralement les plus chers, et aussi ceux où la densité de surfaces construites est la plus sur élevée. Ne serait-ce que par ce biais de leur localisation, les entreprises ont donc bien quelque prise sur le coût de leur immobilier. En retour, le choix de la localisation a des effets aussi bien sur l’image de l’entreprise que sur son fonctionnement.
2 - Intentions et compromis
Les trois grands facteurs de caractérisation des bureaux qu’un regard rétrospectif met en valeur : fonctionnalité, représentation, coût, ont perduré quasiment identiques jusqu'à aujourd’hui, même s’il apparaît des variations dans l’importance accordée à tel ou tel aspect comme dans les formes architecturales observées.
La notion de fonctionnalité doit être entendue ici dans un triple sens : d’une part c’est, la conformité du bâtiment aux utilisations prévues ; d’autre part c’est sa capacité à répondre aux usages imprévus ou nouveaux (flexibilité) ; enfin c’est, de façon beaucoup plus globale, la façon dont il participe à l’organisation du travail dans l’entreprise. Ainsi, les deux modes classiques d’agencement de l’espace de bureau : les pièces individuelles ou logeant un tout petit nombre de personnes et les plateaux non cloisonnés du type bureau paysager, ont manifesté leurs limites. De nouvelles formes d’organisation du travail se développent auxquelles les organisations spatiales traditionnelles font obstacle : travail de groupe, structures de projet par exemple. On cherche d’autres solutions comme celle, d’origine scandinave, du combi-office réunissant, autour d’une large surface collective pour le travail en équipe et des services partagés, de petits bureaux individuels (parfois très petits, jusqu'à 4 m2) permettant l’isolement et la concentration. C’est plus banalement la multiplication des lieux de rencontres informelles (coins café) ou organisées (salles de réunion). Ce sont tous les intermédiaires possibles entre le bureau individuel et le plateau nu (par le nombre de personnes réunies dans un même local, par les dispositifs de distribution des postes de travail et de cloisonnements intérieurs, etc.). Ce sont parfois des bâtiments entiers conçus en fonction d’un certain mode de travail (ainsi “la ruche ” du Technocentre de Renault, pour le travail en groupes de projet de personnes de multiples métiers).Cette recherche d’adéquation entre espace et organisation du travail a d’autant plus d’impact que les entreprises apprennent combien, en leur sein, les façons de travailler sont diverses d’une part, changeantes d’autre part. L’idée d’un ou deux modèles spatiaux ayant en eux des qualités suffisantes pour être utilisés en tout lieu et en tout temps s’évanouit lentement. S’il y a des façons diverses de travailler, il y a aussi de fréquents changements. D’où la question essentielle de la flexibilité, interne et externe.La première doit répondre, et si possible rapidement, aux transformations structurelles et aux mouvements individuels (ainsi, dans un siège social, il est ordinaire que de 50 à 100 % des personnes changent de place durant une année). La seconde renvoie aux fluctuations de l’activité et, là encore, à celle des structures. Un service peut être ajouté, déplacé ou externalisé, des personnes ou des entités importantes appartenant à une entreprise sous-traitante peuvent être logées dans l’entreprise donneuse d’ordre, l’activité s’accroître ou s’effondrer, l’espace doit pouvoir suivre. Cela impose, lors de sa conception, des contraintes nouvelles, qui, cependant, ne deviennent pas des nuisances. Ces exigences nouvelles, liées aux besoins accrus de souplesse, mobilité, réactivité, des entreprises, s’ajoutent à celles plus traditionnelles, mais plus que jamais considérées comme indispensables, qui concernent les flux, les communications ou les conditions de travail. Ce sont là aussi des domaines évolutifs, et qui entrent en relation, parfois de façon harmonieuse, parfois de façon antagonique, avec d’autres facteurs. Prenons l’exemple des conditions de travail. Dans un premier temps, il s’agissait surtout d’assurer un minimum de conditions de confort physique aux personnes. Cela touchait en particulier les paramètres d’ambiance : qualité de la lumière, du bruit, de l’air, ainsi que certains matériels comme les sièges. Par la suite on a relié les conditions de travail à la productivité du personnel, notamment par le biais de la satisfaction de celui-ci : l’amélioration des conditions de travail sortait alors de la politique sociale de l’entreprise pour devenir un investissement. Avec l’évolution que connaissent les modes d’organisation du travail à partir des années soixante-dix, lorsque des entreprises cherchent à mieux utiliser les compétences individuelles et collectives des salariés, l’accroissement de la qualité des communications internes s’est imposée à elles. L’architecture et l’aménagement sont rapidement apparus des moyens majeurs au service de cet objectif, la facilitation des communications devenant une fonctionnalité essentielle des bâtiments de bureaux. Deux grands modèles ont alors été développés. Le premier favorise la communication “tout azimut ”, en poursuivant le projet du Bureau Paysager, même si nuancé, modifié dans ses expressions spatiales (l’immeuble dessiné en 1973 par Foster à Ipswitch pour Willis-Faber and Dumas en est un bon exemple). Le second modèle, qui restera expérimental, favorise la communication à différentes échelles selon des stratégies plus fines : à l’échelle du petit groupe, lequel est doté d’une certaine autonomie ; à l’échelle d’un service par la mise à disposition d’espaces communs favorisant la rencontre ou en aménageant des bureaux collectifs “vivables ” à l’échelle de l’entreprise, par une composition d’ensemble qui limite les distances, impose des lieux de rassemblements, etc. (par exemple l’immeuble Central Beheer d’Hertzberger à Apeldoorn, construit en 1974).
Le thème de la représentation, voire de l’ostentation, a lui aussi pris de nouvelles formes. Manifester la richesse et la puissance de la firme dans l’évidence visible du superflu n’est plus d’actualité. Par contre, beaucoup d’entreprises cherchent à construire d’elles-mêmes une image, dirigée vers l’intérieur et son personnel comme vers l’extérieur, les clients, les concurrents, les pouvoirs publics, etc. Pour faire exister cette image, qui est aussi – d’abord ? – la représentation d’un projet d’entreprise, l’architecture est un médium fort. En particulier, elle dit à ceux qui vivent dans ses immeubles comme ils sont considérés par leur entreprise. L’esprit de l’entreprise (corporate values) pourra ainsi, pense-t-on, être diffusé auprès du personnel. L’architecture peut être le reflet et la traduction de son organisation, c’est toujours un support matérialisant celle-ci. Parfois, plus qu’un moyen de communiquer une intention ou un projet, on rencontre un véritable emploi stratégique de l’espace pour obtenir des effets organisationnels précis.
Il en va de même de l’image 7 ANACT, L’architecture industrielle, l’architecture de bureaux et les conditions de travail, Montrouge, ANACT, 1976.
D. Becker, The Total Workplace, New York, Van Rostrand Reinhold, 1990 ; G.N. Fischer, J. Vischer,
L’évaluation des environnements de travail, la méthode diagnostique, Montréal, Presses de l’Université deMontréal - Bruxelles, De Boeck, 1997.
T. Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970.
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