Les fantômes de Penang
MALAISIE
Article paru dans l'édition du 29.09.90
C'est à Penang,au large de la côte ouest de la Malaisie,que les Britanniques écrivirent, en 1786,la première page de leur saga coloniale en Extrême-Orient.Est-ce pour cela que l'île, plus qu'ailleurs en Asie, garde l'empreinte du passé ?
La pluie s'est mise à tomber sur Penang, presque sans prévenir, libérant avec elle les parfums doux, lourds et fleuris de toute l'Asie : des odeurs d'épices, de terre, de fruits trop mûrs, de poussière, de riz frit et d'ail. A l'abri des arcades centenaires, les vieux assoupis sur le sol de mosaïque ne se sont même pas retournés, écrasés par la chaleur humide de ce début de mousson sur les côtes malaises et sur l'île qui fut longtemps " la Perle de l'Orient ". Mais Penang, ce soir, avec ses montagnes noyées dans la brume, et ses palmiers froissés par le vent, a l'humeur mélancolique de ces lieux chargés de passé qui abritent trop de souvenirs et de secrets trop lourds à porter. Comme si s'était inscrite sur chaque pierre une page de la folle épopée coloniale britannique en Extrême-Orient. Car c'est ici, sur ce bout de terre de
Dans George Town, la capitale, les traces de l'ancien temps s'effacent lentement sur les façades lézardées aux couleurs pastel de la ville chinoise, comme sur les frontons de ces manoirs à la splendeur toute victorienne. Mais tous ces murs un peu vieillis racontent au promeneur leur passé turbulent et romantique peuplé de voyageurs intrépides poussés par le démon du commerce, de guerres secrètes et sanglantes entre les clans chinois, et de rêves de grandeur.
L'histoire même de Penang (l'île de la noix de bétel, en malais) commence comme un conte, au dix-huitième siècle. Avec, dans le rôle du héros, le capitaine Francis Light, un aventurier qui bourlinguait dans la région pour le compte de la très honorable Compagnie anglaise des Indes orientales et rêvait de damer le pion à ses rivaux hollandais, les maîtres du commerce sur les mers. Couverte de hautes montagnes et de forêt vierge, l'île n'abritait jusque-là que quelques villages de pêcheurs. Mais aux yeux de Francis Light, en 1786, Penang offrait tous les charmes et toute la grandeur d'une escale stratégique entre l'Inde et la
Restait à s'installer dans cette nouvelle possession qui portait désormais les espoirs commerciaux britanniques en Asie du Sud-Est. Mais les pêcheurs malais installés sur le rivage ne semblaient guère pressés de partager ces ambitions. Découragé par leur nonchalance, le bouillant capitaine fit charger un canon de pièces d'argent et tira à plusieurs reprises vers l'intérieur des terres, dispersant dans la jungle une petite fortune. Une heure plus tard, le débroussaillement était en bonne voie... Les premières maisons de George Town allaient bientôt sortir de terre.
Très vite, comme Light l'avait prédit, Penang devint un port florissant et
Avec la création, en 1819, de Singapour, par Sir Stamford Raffles, puis le contrôle de Malacca en 1824, les trois " Etablissements du Détroit " (The Straits Settlements) devinrent les fleurons du commerce britannique en Asie du Sud-Est. A tel point que Londres en fit, en 1867, une seule colonie. L'influence de la Couronne s'étendit ensuite progressivement aux autres Etats qui passèrent, les uns après les autres, sous protectorat. En 1914, toute la péninsule était sous contrôle britannique.
Les cliquetis du mah-jong
Dans la chaleur suffocante, et à la lisière de la jungle, la vie coloniale s'installa peu à peu, avec ses rythmes, ses habitudes et ses codes. C'est dans les années 20 et 30 qu'elle connut son apogée. Chaque mois, de jeunes hommes ambitieux, décidés à faire carrière dans le caoutchouc, l'étain, ou le corps administratif de Malaisie débarquaient à Penang à l'issue d'un périple d'un mois sur un paquebot de
L'Extrême-Orient, avec tous ses mythes, son romantisme nourri par Kipling et son mystère, commençait là, avec le grouillement de la foule, ces effluves inconnues et les rues fiévreuses et trépidantes de George Town, Lebuh Chulia ou Lebuh Campbell, que l'on arpente encore aujourd'hui avec le même étonnement.
A-t-elle seulement changé, cette ville, depuis le début du siècle ? Bien sûr, on a construit quelques immeubles modernes, et surtout, une tour de 76 étages qui s'élève comme un anachronisme au-dessus d'une ville aux toits de tuile, uniformément basse. Mais à George Town, l'horloge semble s'être arrêtée il y a plus de cinquante ans, résistant obstinément à toutes les modes et à tous les changements. Et le décor semble être resté le même que celui que découvraient, dans les années 30, les jeunes colons britanniques éblouis par l'éclat d'une île magnifique baignée par des eaux turquoise.
Débordante de vie, effervescente à toute heure, George Town l'est tout autant aujourd'hui avec son armada de cyclo-pousse colorés qu'une ombrelle protège du soleil comme des caprices de la mousson, sa forêt d'idéogrammes, ses échoppes sombres dégorgeant jusque sur les trottoirs leurs sacs de riz et d'épices ou les ballots de tissus des tailleurs, et ses restaurants ambulants composés de deux tables et quelques tabourets.Ça crie, ça klaxonne et ça discute sous les stores de bambou délabrés, au milieu du cliquetis du mah-jong. Le thé vert brûlant attend dans des thermos rouges en aluminium bien alignés sur le comptoir des cafés, surveillés d'un oeil par un vieux Chinois assoupi derrière un ventilateur, tandis que, à côté, un barbier installé sur le trottoir rase consciencieusement devant un miroir ébréché un homme en maillot de corps assis dans un vieux fauteuil rouge.
Aujourd'hui, plus que jamais, George Town est une cité chinoise. Et si les Fils du ciel ne représentent que 35 % de la population malaisienne (1), ils sont devenus ici largement majoritaires, tout comme parmi les 580 0000 habitants que compte l'île. Mais d'une rue à l'autre, les enseignes passent du chinois à l'hindi et de l'hindi au malais. Et un temple dédié à Krishna ou Vishnou n'est jamais très éloigné d'une mosquée. Avec cette cohabitation tranquille de communautés, de couleurs de peau et de cultures _ héritage de la colonisation, _ la ville a gardé ce charme qui déjà, au début du siècle, fascinait les nouveaux arrivants.
Une halte mythique
Les quais, bien sûr, ont perdu l'atmosphère si particulière des grands ports du début du siècle qui vivaient de la sueur des hommes et vibraient avec ces cargos qui partaient aux quatre coins du monde, ou y faisaient escale sur le chemin de Java, de l'Indochine, de Hongkong ou de Shanghai. Et les fumées des vapeurs, qui faisaient ici une halte mythique, ont disparu pour toujours de l'horizon, emportées par l'avènement des voyages aériens... En guise de consolation, il ne reste sur les panneaux de bois du wharf que des invitations au départ pour Medan, la capitale de Sumatra, et le va-et-vient des ferries pour traverser les
Et s'il fallait poursuivre l'image de ce passé révolu, c'est à l'Eastern and Oriental qu'il faudrait
Un siècle plus tard, l'E & O est toujours là, avec sa façade jaune pâle, massive et monumentale comme une institution, et le jardin ouvert sur le détroit de Malacca, où viennent se réfugier les merles des Moluques, inspire toujours le même goût du voyage et de l'aventure. Bien sûr, le bâtiment a perdu beaucoup du lustre de son âge d'or, une aile a même dû être détruite, et une partie du terrain a été revendue pour éponger les dettes. Quant aux ventilateurs, ils ont été sacrifiés aux exigences de
Eastern and Oriental Hôtel
Les cadences oubliées d'un empire disparu
Aujourd'hui, sur les murs du grand hall de marbre blanc un peu triste s'alignent les photos sépia de cette page d'histoire. A regarder ces visages confiants, on imagine sans peine les colons britanniques, vêtus de lin grège, se réunissant tous les soirs à 18 heures tapantes pour siroter un stengah (un whisky arrosé d'eau de Seltz) ou un ginpahit (un gin rose), confortablement installés dans des fauteuils de rotin.
Faut-il s'étonner que Somerset Maugham, fasciné par le destin de ses compatriotes sous les tropiques, ait ici puisé son inspiration, faisant de l'Asie du Sud-Est, de Singapour à Bornéo, son empire littéraire, comme Kipling avait fait le sien de l'Inde ? Les Anglais les plus ordinaires prenaient ici une dimension dramatique, et ses nouvelles malaises des années 20 racontent toutes la torpeur des après-midi tropicaux, le mystère de la jungle et le calme du soleil couchant, avec des personnages délicieusement anachroniques, officiers coloniaux, épouses neurasthéniques ou planteurs ruinés. Mais aussi l'ennui, les jalousies et les haines exacerbées par
PASCALE WATTIER
PASCALE WATTIER
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